jeudi 8 février 2007

Septembre 1996

Ce matin de mi-septembre 1996 était chaud, ça, je m'en souviens comme si c'était hier...
Tout simplement parce que je venais de déposer ma première fille, Julie, chez la nounou, pressée dans mon élan derrière ma poussette canne, le sac à langer en bandoulière, j'avais déjà pris une bonne suée...il était 6h45... J'avais 27 ans...
Ma salopette rayée, déjà bien délavée par ma première grossesse, me semblait bien inconfortable ce jour-là...
J'avais couru sur le quai pour choper mon RER... et j'étais encore ratatinée contre un costume-cravate qui faisait deux têtes de plus que moi (chose très facile vu ma taille!!!)
Bref, c'était ma routine lorsque j'étais de la brigade du matin... [jargon postal: brigade=équipe] Je devais être à la gare de Lyon à 7h20, marcher vite jusqu'à l'avenue Ledru Rollin et passer le sas du bureau...
J'avais une demi-heure avant que les habitués de l'ouverture du bureau ne foncent sur mon guichet... j'étais pliée en deux par le mal de rein, j'avais une apesanteur lancinante dans le bas-ventre, mais rien d'étonnant après un tel début de journée....
Je savais que j'avais ma visite chez le gynéco l'après-midi même... je n'étais pas inquiète. Je réalise que je ne l'ai jamais été... bizaremment...
La matinée de travail a été similaire à toutes les autres... j'ai servi mes clients, j'ai pris un café avec mes collègues... Comme d'habitude, j'ai râlé après ma chef d'équipe qui me demandait de faire un retour tri cette semaine parce que je ne pouvais pas prétendre à mes facilités de service... [encore du jargon postal: je parle des heures de repos pour les femmes enceintes qui n'étaient, dans ce bureau, qu'accordées en fonction de l'activité, soi-disant, trop importante, ce jour-là]... j'ai fait ma caisse au changement de brigade à 12h en me souciant guère de la tenue de mes timbres, je re-verai bien cela le lendemain...
J'ai fait un bisou à tout le monde, j'ai arpenté la rue de Charenton avec peine... la gare de Lyon me semblait bien loin ce midi-là... mais Julie m'attendait...
Je suis arrivée à Noisy le Grand avec cette douloureuse impression d'avoir une boule de pétanque dans le bas ventre, et une ceinture trop serrée au niveau des reins... C'était bizarre mais je ne m'inquiétais pas vraiment... Je me souviens avoir demandé à mon mari, Jean-Philippe, de préparer le repas, je me suis allongée comme une loque sur le canapé... Julie est allée à la sieste et moi je suis partie chez le gynéco, il faisait très beau... le cabinet se trouvait à deux pas de chez moi, près de la zone commerciale au dessus du RER...
Si on m'avait dit que c'était la dernière fois que je traversais cette zone commerciale... que c'était la dernière fois que je portais cette salopette rayée bleue digne de Coluche, (elle est allée à la poubelle directe après l'accouchement!!!)... que c'était la dernière fois que je travaillais au guichet de mon bureau de Poste... que c'était la dernière fois que je voyais certains collègues,... que c'était la dernière fois que je voyais mon gynéco...
Jamais je ne l'aurais cru...
Et pourtant, après cette consultation du sixième mois de grossesse, rien n'a été pareil...

Le soir même de ce 5 septembre j'ai fait ma valise pour la clinique Armand Brillard de Nogent sur Marne... tout avait été très vite... j'avais tout juste compris que j'avais le col ouvert... mon gynéco s'était précipité sur son téléphone et avait réservé une chambre dans le service où il exerçait (et où j'avais accouché de ma première fille...)
J'avais osé dire "vous savez , docteur, je peux me reposer à la maison, ce serait mieux pour ma fille..." Je n'ai pas eu le temps de finir que déjà il fulminait et pestait contre ce constat d'échec... J'ai cru entendre un agacement de sa part "mais qu'avez-vous fait dernièrement bon sang??"... que fallait-il comprendre??? Que travailler derrière un guichet à 30 min de RER de chez soi c'était tout à coup devenu un problème? Ou que tout cela arrivait sans que je ne sache pourquoi et sans que j'en sois l'entière responsable?
Je crois que je n'ai jamais su ce qu'il aurait fallu dire pour être innocentée...
Je suis donc partie pour la clinique. J'avais appelé avant mes parents, mes beaux-parents, avec les larmes aux yeux et la ferme intention de sortir dès que j'aurais franchi la fameuse 36ème semaine... j'étais complètement à côté de l'ampleur du problème... ça n'a pas loupé ce jour-là...
J'ai été placée dans une chambre double. En face de moi, une jeune femme attendait la naissance de son premier enfant, conçu par FIV... elle avait atteint la 32ème semaine et prenait cet alitement plutôt bien... j'étais bien loin de ce modèle de zénitude et de rigueur...
J'ai passé dix jours difficiles, allongée, sans pouvoir me lever même pour la toilette, avec une perfusion douloureuse... j'avais les jambes surélevées, mais je ne voyais pas mon ventre prendre une belle rondeur rassurante, au contraire...
Le dimanche 15 septembre, j'étais épuisée, et j'avais mal partout... le salbutamol a été augmenté dans la perfusion et j'ai senti en moi comme une surdose de caféïne... un vrai tambour dans la poitrine... une incapacité à me sentir bien dans aucune position que ce soit...
J'ai senti que je lachais prise et que je donnais mon consentement à mon bébé de venir... je n'avais plus la force de lutter... c'était comme une renonciation... dont je ne suis pas très fière aujourd'hui... car je reste persuadée que le psychologique a une incidence énorme sur le physique....
Jean-Philippe était là avec Julie... le soleil inondait la pièce surchauffée... Noura, la nounou de Julie, est arrivée en début d'après-midi avec les bras chargées de patisseries tunisiennes... une vraie maman... une adorable femme...
Je feignais de bien aller mais ça empirait... Noura a dû le sentir... Jean-Phi a appelé l'infirmière et tout le monde a dû sortir... la gynéco de garde ce jour-là est arrivée, furibonde... Le verdict est tombé. Le bébé allait naître ce soir... Un vrai silence de mort a envahi la chambre et ma petite voisine m'a regardée avec tristesse... c'était devenue une amie, une confidente...
Noura est revenue me prendre la main.... On m'a mise sur un fauteuil roulant... jean-Phi ne parlait pas, il n'arrêtait pas de me frotter l'épaule, nerveusement....
Julie posait dix mille questions, apeurée de me voir dans "une poussette pour maman!"... Noura nous a regardé tous les trois, a demandé à Julie de venir dans ses bras et m'a dit "je la prends à la maison, ne vous en faites pas, elle restera le temps qu'il faut".... j'ai souri, soulagée... nous n'avions pas de famille sur Paris... j'étais incapable de prendre une décision rationelle, comme appeler une mamie en province... j'étais ailleurs... je n'arrivais pas à pleurer, à hurler de douleur, à partir dans tous les sens en délire... j'étais incroyablement calme et Noura me parle encore de cet immense sourire que j'ai eu en entrant dans l'ascenseur qui descendait aux salles d'accouchement, assise dans mon fauteuil roulant... c'était si bizarre de paraître si enjouée dans une pareille situation...
Noura m'a dit par la suite que c'est ce sourire qui a décidé pour toute la suite des évènements... je me rattache à cette jolie phrase depuis cette naissance précoce... survenue à 23 heures, le 15 septembre 1996....

Je suis restée en salle d'attente presque deux heures, avec le monitoring en fond sonore... et la douleur constante dans le bas des reins et du ventre... à chaque fois que la ceinture du monitoring se resserait, je mordais ma main pour ne pas crier...
Je suis quelqu'un qui n'extériorise pas... pas de cris, de grosses larmes... j'ai écouté le flot de recommandation de la sage femme, une antillaise adorable, Yvette... et j'ai attendu qu'on me dise enfin vers 21h que plus rien ne pouvait arrêter le bébé, il fallait y aller..cela faisait près de 12 heures que je souffrais, tordue depuis le matin, à chercher une position relaxante, un soulagement... en vain... j'étais très fatiguée...
La gynéco de garde n'était que la collègue de celui qui m'avait suivi et envoyé ici,hélas... elle était très énervée, en rogne contre moi... ce n'était pas un accouchement souhaitable dans une telle structure... elle a commencé par m'énumérer les séquelles diverses auquelles je devais m'attendre : mort probable du bébé, cécité, dommages cérébraux, handicap sévère, retard mental et psychomoteur... Je ne répondais à rien, j'encaissais... j'avais froid... la péridurale agissait, j'étais comme dans du coton, et je pensais à Julie... je l'imaginais en train de gambader dans le grand appartement de Noura... je repensais à ces deux années de bonheur avec cette petite fille qui avait poussé comme un champignon... je me disais que j'allais avoir une autre petite fille, aussi jolie que la première... qu'on sortirait de mon ventre et qu'on envelopperait vite pour me la montrer... que nos regards allaient se croiser et qu'en un quart de seconde, un bonheur immense m'innonderait... que les médecins allaient m'annoncer que c'était un cas unique, qu'elle était rondelette, et qu'elle respirait de façon autonome.... et que tout allait bien... pas du tout comme dans ce scénario catastrophe très cher à ma gynéco...

Manon est née, elle est tombée dans le sac qu'on lui tendait...
15 personnes du Samu attendaient, elle devait partir pour l'interco de Créteil...
J'ai regardé Jean-Phi suivre les médecins et son visage était aussi ému que lorsqu'il a vu Julie pour la première fois... j'ai ressenti un grand soulagement...
Tout le monde était dans la pièce à côté... j'étais seule et je grelottais...
C'est alors qu'une couveuse est arrivée près de moi, elle était là, toute fine, cachée sous un bonnet péruvien... et je m'émerveillais de voir ses bras, ses jambes, son petit ventre... j'étais sans voix...
Le médecin m'a dit "elle va bien, vous pouvez venir la voir dès demain"....
Et ils sont partis... dans la nuit noire...
Manon pesait 1,100kgs... j'étais à un terme de 28 semaines de grossesse...
Je sais que je suis remontée dans ma chambre et que cette nuit-là, je me suis réveillée toutes les heures en touchant mon ventre et en murmurant "bats-toi Manon, bats-toi..."