la néonat : 15 septembre - 13 novembre 1996
Cette période semble aujourd'hui être extérieure à l'histoire de Manon. Je ne l'ai pas franchement souhaité, je l'analyse simplement comme une volonté inconsciente de mettre cela dans un coin de ma tête destiné aux chocs de ma vie... C'est une faculté que je ne commande pas mais qui m'a permis de passer au delà de ce que je qualifie de "traumatisme"... d'avancer, et de ne pas rester bloquée sur quelque chose de vicéral, qui me boufferait à petit feu...
Je vais donc tenter de me souvenir des moments marquants, mais j'ai bien peur de ne pas retranscrire la vraie émotion de l'instant... de paraître détachée... prenez cela comme une évolution, une maturité, une acceptation... et non comme un refus de revivre ces deux longs mois...
C'est arrivé il y a plus de dix ans... le temps a fait son oeuvre...
Manon est allée directement à l'hôpital intercommunal de Créteil, en réanimation... Je me suis réveillée le lundi matin à la clinique avec un petit mari aux petits soins, tout content d"arriver avec ce polaroïd de notre "petite crevette"...
il était émerveillé, et l'informaticien qu'il était commençait à me parler de technologie, de fils, de sonde gastrique, et de médecine géniale qui s'acharnait à sauver de si petits bébés... Je regardais ma fille et ma première pensée fut "elle doit avoir mal, je ne vais pas supporter de la voir souffrir"... et je ne savais pas si je devais être émue ou abattue... c'était comme une grosse révélation, une prise de conscience... voilà ce avec quoi nous devions composer aujourd'hui... et tout ce que je savais, c'est que je ne devais compter sur rien, marcher sur des oeufs, l'aimer très fort mais aussi envisager de la perdre.... c'était irrationnel, comment envisager une telle chose?
Je ne l'ai jamais envisagé... je le sais aujourd'hui...
Je suis allée la voir l'après-midi même, avec douleur... mon corps était meurtri. j'avais été recousue de mon épisiotomie "à froid"... dans tous les sens du terme... j'avais eu les courants d'air de la porte de sortie qui servait au Samu, j'avais ressenti la fuite de l'effet de l'anesthésie, et j'avais eu comme des frissons nerveux suite à la violence de la naissance... j'étais dépouillée de tout... plus de bébé, plus d'équipe médicale rassurante... juste ma gynéco qui continuait de ronchonner et de me descendre le moral... je ne retiendrais d'elle que cette phrase assassine parmi d'autres : "Ne vous attachez surtout pas à elle, ces bébés meurent généralement dans leur première semaine de vie..."...
Je suis arrivée à Créteil avec une certaine appréhension, et pourtant j'avais vraiment besoin de la voir... Julie était là, accompagnée par la maman de Jean-Phi qui avait sauté dans le premier TGV le matin même... prenant en main la gestion de la maison, de Julie... et de Jean-Phi....
Je me suis retrouvée habillée de la tête aux pieds par des "vêtements" anti-bactéries, je me suis lavée les mains dans le sas et j'ai mis un masque sur ma bouche... et la porte s'est ouverte. C'était sombre, il y avait un long couloir et des vitres qui servaient de cloisons pour des dortoirs d'enfants rattachés à la vie... Je suivais l'infirmière et je ne regardais pas les bébés, j'attendais qu'on me donne le signal... qu'on me dise "voilà c'est elle"... car je ne pouvais absolument pas la reconnaître... tous ces bébés étaient recouverts par les fils, les sondes,les pansements... le bruit des machines masquait le moindre gémissement... et il faisait une chaleur étouffante... maladive....
Je me suis assise devant une couveuse et l'infirmière m'a dit "Voilà Manon, elle est superbe, c'est un exploit 1,100kgs à ce terme!"... j'étais effarée qu'on puisse la trouver belle et "rondelette"... Mais en même temps, cette jeune infirmière avait raison... ma fille était d'un poids correct, inespéré... et je ne le voyais même pas... je ne voyais rien, j'avais les yeux humides et j'avais trop chaud... Tous mes repères de maman partaient en fumée, je ne pensais qu'à des futilités comme "comment je vais réussir à la prendre dans mes bras sans la casser? réussira -t-elle à prendre un biberon un jour? Quand vais-je la ramener à la maison?"... tout se bousculait.
L'infirmère a devancé mes craintes et a sorti Manon de la couveuse, triomphante de me dire qu'elle respirait seule et que cela aussi, c'était fabuleux!!!!... Jean-Philippe a pris cette "petite poupée" sans peur et me l'a donnée de suite dans les bras... ce fut un moment de bonheur immense et de grand désespoir à la fois... j'étais pétrifiée et malheureuse d'avoir été incapable de la garder neuf mois dans mon ventre... j'ai parlé à voix basse et je lui ai dit de me pardonner d'avoir flanché avant elle... de ne pas avoir eu la force de poursuivre le combat à deux... que c'était à elle de livrer bataille maintenant et que j'étais sûre que tout se passerait bien... que je l'aimais fort, comme son papa, et qu'elle avait une grande soeur qui léchait la vitre côté visiteur à l'autre bout de la pièce, perchée dans les bras de sa mamie....
Les jours suivants sont flous... volontairement... car je suis sortie de la clinique définitivement le lundi soir et je suis rentrée chez moi très fatiguée...
Nous déménagions le 1er octobre pour un appartement plus grand en plein 12ème arrondissement et rien n'était prêt... je passais mon temps à dormir, à tirer péniblement 10cl de lait et je me rendais en réa chaque jour...
J'avais pris pour habitude d'appeler chaque soir l'hopital avant de m'endormir et chaque matin en me levant... rituel rassurant...
Manon fut transférée au bout de 8 jours à l'hopital Trousseau, toujours en réa... c'était mieux pour nous car nous allions habiter dans ce même arrondissement...
Rien ne semblait empêcher la lente progression de Manon... tout allait bien...
Une hémorragie de l'uterus est venue m'affaiblir en arrivant début octobre à notre nouvelle résidence... je n'ai pas pu voir Manon pendant deux jours, clouée au lit... Jean-Philippe a pris des jours de congé et mes parents sont venus prendre la suite pour garder Julie...
Manon est alors sortie de réa, pour intégrer la néonat dans un autre batiment... Tout a été vite, je crois qu'on était vers le 5 octobre... je ne sais plus exactement....
Tout m'a paru alors moins médicalisé et plus facile... Nous prenions nos marques. Nous venions en décalé Jean-Phi et moi, pour rester avec Julie. La famille avait été très présente et d'un grand soutien mais chacun devait reprendre son travail. Ils n'étaient pas en retraite. Leur attitude a été généreuse, ils se sont donnés tous les 4 pour nous faciliter le quotidien, le déménagement, les courses, le bricolage... je n'étais jamais là et j'étais inaccessible... incapable de prendre une décision concernant la déco ou le rangement... je pense même que si la salle avait été repeinte en jaune fluo, je ne l'aurais même pas vu immédiatement!!!!....
Ils ne posaient pas de question, ils vivaient au rythme des annonces de poids quand je rentrais le soir... les 10 grammes journaliers suffisaient à chacun pour se rassurer, s'émouvoir, s'attendrir... Julie était incroyablement mature et vivait sa vie de petite fille de deux ans avec innocence... je ne travaillais plus, c'était ce qui l'enchantait... maman était à la maison... pour toujours, comme elle me le demandait si fébrilement....
La famille a dû souffrir autant que nous mais nous ne l'avons pas vu, ni su, sur le moment.... La maman de Jean-Philippe eut une pancréatite deux ans après la naissance de Manon et ma maman a eu un anévrisme cinq ans après... Chacune a alors parlé du souci qu'elle se faisait pour cette petite fille née trop tôt et combien elles avaient souffert de nous voir Jean-Phi et moi affronter cela... Elles disaient sans cesse "vous ne méritiez pas cela"... mais qui peut mériter une telle chose? Personne.... et la peur du handicap les habitait... "nous ne voulions pas vous faire peur, mais c'était si dur de vous voir chaque jour partir à l'hopital voir cette petite fille en souffrance... nous ne pensions pas vivre cela un jour..."...
Mais, en fait, je pense que Manon a tout de même été une sacrée veinarde par rapport à ses petits copains de chambre... Je rentrais chez moi le soir avec beaucoup moins de peine que certains, je peux le dire aujourd'hui...
Manon a tout de même pris son temps pour tout... grossir, grandir, évoluer... la période de néonat a été ponctuée de frayeurs et de grands exploits...
Nous avons été convoqués de suite par le professeur qui avait fait l'écho de Manon... J'ai entendu parlé de canal artériel ouvert, d'opération, de possibilité que cela se referme tout seul, de maladie bleue... de vie normale malgré cette maladie, de chose courante... et nous sommes sortis... abasourdis...
Manon était revenue dans sa couveuse et je lui ai pris la main pour lui expliquer ce qui lui arrivait...
Le soir même, je suis allée me documenter sur cette fichue maladie bleue et j'ai appelé la famille pour que chacun trouve un mot apaisant à me dire et stoppe ma nervosité...
Nous avons dû vivre avec cet épée de Damoclès jusqu'à la sortie de Manon car le canal s'est refermé une semaine avant qu'elle ne quitte l'hopital... pour notre plus grand bonheur....
Manon est sortie en permission le 11 novembre... jour férié, nous étions tous les 4, c'était un moment tant attendu et espéré...
J'avais préparé sa chambre pendant les courts moments dont je disposais à la maison et j'étais heureuse du résultat... il me tardait de lui montrer son petit lit, ses peluches, le bleu et le jaune de sa déco, le thème marin, les murs blancs, la frise... une vraie gosse...
Les infirmières étaient ravies pour nous et ne s'inquiétaient pas trop pour moi, j'étais la seule à être déjà maman dans le service... j'avais un côté apaisant et une figure d'experte qui leur convenait bien....
Manon avait été sevrée et devait normalement se caler sur des tétées espacées de trois heures... j'avais tout de prêt à la maison. La sur-médicalisation de Manon m'avait même fait entrer des "tocs" de propreté à la maison... je traquais tout avec mon desinfectant en pulvérisateur... je passais l'aspiro tous les jours.... je lavais mes mains tout le temps... Julie pouvait à peine toucher sa petite soeur....
Nous avons passé une merveilleuse journée, il faisait beau... le quartier d'Aligre vivait comme toujours au rythme de son marché et de son effervescence parisienne... j'étais heureuse, j'avais ma famille au complet... mon appartement me semblait alors moins terne et j'ai commencé à m'y plaire... la vie reprenait enfin son cour... nous étions enfin réunis et tout cela était derrière nous maintenant...
Ce fut un déchirrement de la ramener le soir, et le 13 novembre, nous avons dit au revoir pour de bon au service de néonatologie de l'hopital Trousseau...nous avions noué avec ce service des liens étroits mais je n'y suis jamais retournée par la suite... c'était une page définitivement tournée pour moi...
Manon a alors commencé sa petite vie parmi nous... elle pesait 2,700kgs... n'avait aucune séquelle grave.. et nous avions la vie devant nous pour l'aimer et lui faire oublier cette période si troublée....
La décision de prendre un congé parental s'est alors imposée à moi... nous n'avions plus la merveilleuse nounou de Julie dans ce nouveau quartier... et personne d'autre n'aurait pu faire aussi bien qu'elle... nous avions fait nos comptes et avions compris que les frais de garde pour deux enfants non scolarisés allaient être conséquents et qu'il valait mieux que je reste à la maison et perçoive l'allocation parentale d'éducation...
C'était un choix évident, que j'espérais fortement... ma fille m'avait tellement manqué, nous avions du temps à rattraper ensemble... Julie avait su se mettre de côté pendant deux mois et je voulais chouchouter cette petite blondinette si étonnante que je n'avais pas élevée.... d'autre part, le psychologue de l'hopital m'avait scrupuleusement glissé à l'oreille une "vérité" avant que Manon ne regagne notre domicile : "Madame, je sais que vous allez couver cette petite prématurée, on n'aime jamais trop un enfant, là n'est pas la question... seulement n'oubliez pas la première, elle a besoin de vous aussi"
J'ai gardé cela en mémoire et j'ai essayé de faire de mon mieux...
De toute façon, après ces deux mois à vivre rattachée à un "fil", je ne pouvais que prendre ma vie en mains et balayer toutes mes idées reçues, mes rêves de carrière et mes concepts sur la vie...
Je ne le regrette vraiment pas aujourd'hui....