l'année 1999
L'été 1998 avait soldé deux années de crainte, d'angoisse, par rapport à des séquelles motrices que je m'étais mises en tête... j'étais regonflée à bloc... des projets pointaient leur nez alors que je n'en avais plus depuis deux ans... je peux assurer que ma fatigue est partie alors que je ne croyais plus redevenir la femme dynamique que j'avais été avant...
J'ai réfléchi à un changement de cap professionnel... j'étais en congé parental encore pour un an... je ne savais pas du tout si j'allais ré-intégrer au terme de cette parenthèse "maman à plein temps"... et je crois que je couvais gentiment l'envie d'avoir un troisième enfant...
L'idéal était de mettre un autre congé parental au bout de celui de Manon... il fallait que cela mûrisse entre Jean-Phi et moi... et j'avais la trouille de revivre un accouchement prématuré... je devais mettre toutes les chances de mon côté...
En septembre 1998, j'ai fait les démarches pour devenir assistante maternelle agréée, la seule profession qui est autorisée en congé parental... J'avais été sollicitée par des mamans à la sortie de l'école de Julie, l'idée avait fait son cheminement... et il fallait mettre du beurre dans les épinards....
Manon était en forme, sa nouvelle autonomie la rendait joyeuse, participative... nous avions encore des crises de petite fille contrariée, des rituels à gérer... c'était futile et rentré dans nos habitudes... Nous avions appris à vivre avec ces détails... à les accepter même, car Manon semblait plus à l'aise quand on rentrait dans son jeu de rigueur et de sérieux... rien n'était fait au hasard.... et ce n'était que le début de l'affirmation de son caractère intraitable, méthodique, soigné, appliqué... Manon a toujours tout fait au pied de la lettre....
Nous avons décidé de mettre un bébé en route après mes 30 ans, en mars... je n'ai jamais eu de difficultés pour tomber enceinte et je connais ma chance... le scénario s'est répété une troisième fois. Le début de ma grossesse a été estimé au 10 avril 1999... Notre bébé naitrait à l'aube de l'An 2000... j'étais heureuse, étonnée, et j'avais en même temps une peur intérieure constante, un stress quotidien... Mon généraliste m'avait donné l'adresse d'une gynéco très réputée dans le quartier de la Gare de Lyon et elle a su trouver les mots pour me rassurer... D'emblée, elle m'a dit que je devais me reposer, qu'elle me mettrait en congé dès la fin juin... je gardais une petite fille à la journée depuis 6 mois, ainsi que son frère après l'école... cela n'a pas posé de soucis pour les parents qui allaient se débrouiller l'été avec les mamies et enchaîner sur sa rentrée scolaire...
Je commençais à me dire que la roue tournait, finalement... qu'après la pluie, le beau temps... J'avais écouté mon coeur et attendait beaucoup de cette grossesse, de cet accouchement, de cet enfant... J'avais besoin de reprendre confiance en moi. je ne pouvais pas rester sur une naissance si violente et traumatisante. Cela peut paraître égoïste. Certains pourraient dire que j'avais besoin d'un bébé "pansement"... ce n'est pas totalement faux. Cependant j'attendais aussi beaucoup de cettre fratrie à trois... je ne supportais plus ce schéma à quatre où Julie était réservée pour son père, et Manon pour moi... j'avais liée avec Manon une symbiose destructrice... c'était l'amour fou et on pouvait se détester tout autant... Tout était fait dans la démesure entre elle et moi... Je ne pouvais plus être autant aliénée à cette petite fille si attachante qui ne vivait qu'à travers moi... Je voulais retrouver ma personnalité d'avant, ma liberté, ma vie légère et insouciante... ce bébé allait nous permettre d'avancer, nous en étions persuadés...
La grossesse a été ponctuée de petits tracas : une pyélonéphrite en mai, et des contractions à la fin de l'été... mais très honnêtement, cela n'avait rien à voir avec celle de Manon. Je portais ce bébé plus haut, je n'avais jamais pris autant de poids...
J'étais suivie à la Pitié Salpétrière par un professeur spécialisé dans les grossesses difficiles dès le mois de septembre... J'étais très bien entourée...
Manon a commencé à perdre sa joie de vivre vers le mois d'août.... je devais la rendre propre pour sa première rentrée scolaire... Je savais que cela serait chaotique. Manon se retenait toute la journée et attendait la couche de la sieste, ou de la nuit... c'était incroyable. jamais une fuite. Manon ne l'aurait pas supporté et aurait hurlé de voir cela couler le long de ses petits mollets... c'était sa hantise. Et je voyais bien que cela lui occupait l'esprit, la stressait...
Sa rentrée scolaire me faisait peur... je la voyais triste, elle parlait peu, je ne pouvais pas savoir ce qui se passait dans sa petite tête. Manon a commencé à vraiment parler durant cette année 1999, mais tout était monocorde, travaillé, appliqué... Nous avions remarqué qu'elle apprenait par coeur des répliques de ses dessins animés préférés, et elle les ressortait quand elle estimait que c'était le bon moment... On se mettait à table, elle disait "bon appétit mes amis!!!"... on lui donnait quelque chose, elle murmurait un "je te remercie maman"... alors que le mot "merci" à lui seul aurait suffit... elle avait très peu de langage, elle n'avait pas trois ans, mais quand elle parlait, c'était toujours construit, aimable... bien longtemps après, nous avons entendu le mot juste par un psychologue qui lui faisait un test d'évaluation : Manon avait un langage chatié... c'était bizarre. On se demandait si elle comprenait vraiment ce qu'elle disait. Ca ne collait pas dans la bouche d'une si petite fille... et les phrases du langage courant n'étaient pas acquises... elle se trouvait muette face à des consignes simples comme "tu vas mettre tes chaussons," et elle était plus passive qu'impliquée dans nos échanges... il faut dire aussi que Julie parlait pour deux!!!!
J'avais décidé de ne la mettre à l'école que le matin, comme j'avais procédé avec sa soeur âinée... Sa rentrée a été très émouvante. Je dois dire que je ne suis pas une fan des jours de rentrée des classes, même encore maintenant!!! Je ressens une certaine déchirure à me séparer d'elles, à les voir transies derrière leur cartable plus gros qu'elles, à regarder leurs yeux interrogateurs et anxieux... je me projète des années en arrière probablement. Je détestais le jour de la rentrée. Je craignais l'autorité trop forte d'une nouvelle maîtresse. J'avais peur d'être placée à côté de quelqu'un que je ne connaissais pas... Je crois que je n'ai aimé la rentrée qu'à partir du collège.
Manon est allée directement s'asseoir sur le banc placé en face du tableau. L'école était petite, Julie y entamait sa dernière année de maternelle. je connaissais bien les lieux. Manon ne tombait pas sur la même institutrice que Julie avait eu pour cette première section... c'était une nouvelle enseignante, très enjouée, d'une quarantaine d'années... Je n'avais pas décidé de dire quoique ce soit sur Manon, je perdais un peu ce côté parano qui consistait à déballer ma vie avant même qu'on me demande quoique ce soit....
Manon était si petite à côté des autres, si maladroite. Sa démarche était encore si mal acquise, si hésitante. Elle marchait sur la pointe des pieds et légèrement en dedans. Je ne pouvais pas la faire marcher vite et il y avait un escalier à monter et descendre pour aller à sa classe, j'espérais fortement qu'elle ne s'emmêle pas les crayons... je me faisais des scénarios catastrophes, du genre: "et si elle est poussée par le flot d'élèves dans l'escalier?"... je rentrais chez moi la peur au ventre... son petit regard de chien battu en mémoire...
J'ai trouvé un certain repos durant ces matinées sans mes filles. j'en profitais pour m'allonger, j'approchais de la fatidique 28ème semaine et j'avais peur de la fatalité, du déjà vu... en fait, je me suis inquiétée pour rien...
Manon a commencé à vivre sa scolarité dans un mutisme total. C'était comme un pantin que j'amenais le matin et que je reprenais vivante à midi... Nous allions chercher les petites sections directement à la porte de la classe, chaque enfant accourait à la vision de sa maman... pas la mienne... elle était sur le bout du banc, prostrée... elle regardait la maîtresse et sursautait dès que celle-ci disait "Manon, maman est là!"... cela me faisait mal au coeur... je me disais qu'elle devait vivre avec une tension nerveuse toute la matinée... cela me faisait mal...
Je prenais régulièrement le soin de demander à la maîtresse si Manon se comportait bien en classe... Elle soufflait généralement un "bof" en souriant, entretenant un air sympathique pour ne pas que je me braque contre elle... je tentais de prendre cela avec recul et amusement... jusqu'au jour où cela ne m'a pas amusé du tout... Je suis d'un caractère timide et je n'aime pas le conflit... je respecte énormément le travail des instits et je ne veux surtout pas rentrer dans une polémique absurde... ce n'est pas le but... je reste persuadée que j'étais juste en face de quelqu'un qui ne comprenait pas ma fille, qui n'avait aucune envie de le faire, et qui vivait dans un monde sans timides, sans maladroits, sans prématurés....je lui avais d'ailleurs jeté un mot sur la naissance de Manon vers la Toussaint, afin de lui permettre d'être moins sévère avec Manon et plus indulgente... j'ai juste eu droit à un "Bon, elle est prématurée et alors? Pourquoi n'est-elle pas dans un établissement spécialisé?"... Je n'ai pas étendu le sujet. Il ne valait mieux pas.
Je suis donc devenue moins conciliante ce fameux midi où j'ai récupéré Manon avec mon gros bidon... c'était le mois de décembre 1999. Les vacances de Noël approchaient. Nous étions tous heureux d'agrandir la famille. Manon ne comprenait pas trop ce que cette "petite soeur" voulait dire concrètement... mais elle ne tarderait pas à le savoir...
Ce midi là, tous les enfants avaient confectionné un sapin de Noêl sur un papier cartonné, coupé par leurs soins, bariolé à souhait... Toutes les mamans disaient "oh comme c'est joli, on va le mettre dans le sapin!!!"... j'attendais que Manon sorte, toujours en dernière, peu friande de la foule... elle restait en retrait... Elle est arrivée et je lui ai dit "tu n'as pas ton sapin ma puce? " et comme elle ne répondait pas, la maîtresse m'a lancé sans tact "oh bah elle n'a pas su le faire, elle tient mal ses ciseaux, elle est lente,pffff.... j'ai autre chose à faire que de m'occuper d'elle vous savez... il faudrait vraiment que vous consultiez en urgence, pour moi, elle est autiste. elle doit sortir du système scolaire normal.".... J'étais pétrifiée, j'avais une boule dans la gorge. Manon était tremblante et elle a senti mon malaise. Je suis partie sans rien dire. J'étais bien nouille. Si cela se produisait aujourd'hui, je vous assure que cela ne se passerait pas de la même façon. J'ai pris de l'aplomb et je suis devenue solidaire de ma fille. Personne ne doit dire de telles choses sans savoir, personne... c'est trop grave.
J'ai reçu cette information enceinte de 8 mois , et j'ai eu mal partout. Je suis rentrée chez moi par le marché d'Aligre, l'école était située la rue juste derrière cette fameuse place.
Le petit vendeur attendait Julie pour sa banane et je ne l'ai même pas vu... Julie me parlait, inquiète, elle voyait bien que je pleurais...
Je suis arrivée chez moi et j'ai craqué. Je me suis assise sur mon canapé et Manon était dans un coin de la pièce, silencieuse. Je pense qu'à l'époque, je ne m'inquiétais pas pour son psychisme, je restais convaincue qu'elle n'avait pas compris ce qu'avait dit sa maîtresse... j'avais tort... Manon a toujours tout compris... c'est bien là le problème...
Je n'ai donc pas pris la peine de la rassurer, de lui expliquer avec ses mots... elle voyait encore sa mère pleurer, à cause d'elle, et rien n'était dit... je contenais ma peine et je sentais mes forces me quitter...
J'ai appelé Jean-Phi le midi même. J'ai toujours eu ce réflexe, l'appeler, entendre sa voix, pour qu'il m'apaise. Il a été choqué et m'a promis de prendre un rendez-vous au CAMPS du 12ème, dès que possible... que je ne devais pas m'en faire... que cette maîtresse n'avait pas réfléchi à l'ampleur du mot "autisme", et que je devais me calmer...
J'ai repris ma route de future maman... le stress avait eu des conséquences, les vacances scolaires tombaient le lendemain de ce choc, et... j'ai accouché de Zoé le 24 au matin...
L'anxiété n'a jamais été mon alliée... Zoé a su me ramener à l'optimisme et à l'envie de me battre, aux côtés de Manon... Ma fille n'était pas autiste, non... je le savais au fond de moi, mon coeur de maman le savait... Même si ça restait à verifier...
Malgré tout, cette année 1999 s'est terminée dans un grand bonheur... Zoé est toujours notre plus beau cadeau de Noël à ce jour....