Blocage
Manon n'est pas une téméraire. Elle est ce qu'on appelle une "petite fille dans les jupes de sa môman"... et je m'en suis accomodée. je l'ai même cherché. Dès son premier souffle, j'ai été suspendue à chacun de ses grammes et de ses battements de cils... je souhaitais un peu cette complicité, cet attachement. Cette fusion. Celle que sa naissance nous a volé.
Manon est une courageuse, elle n'a jamais rechigné pour franchir les barrières que son corps maladroit et lent lui mettait sur son chemin. Je ne peux qu'être admirative face à son acceptation d'être "différente"... elle trace sa route, à son rythme. Peu importe que le reste du monde vive à 100 à l'heure.
Tout cela pour vous dire que, oui, elle a grandi étape par étape avec une élégance et une gentillesse hors normes, et que, non, elle n'arrive pas à aller au delà de certaines phobies.
C'est contradictoire, je le conçois. Se battre pour vivre comme elle l'a fait dès sa naissance est bien plus difficile que d'affronter... un barbecue.
Car barbecue, il y a eu. Ce week-end. Et il y en aura bien d'autres. Alors...Que faire???? Rentrer dans son jeu et la laisser manger seule à l'intérieur de la maison? Lui demander de respirer calmement et de penser à autre chose, pendant que je suis assise à ses côtés, autour de la table de jardin, à la rassurer...????
J'ai fait cela à chaque fois qu'elle a eu du mal à aller au delà... de n'importe quoi : une leçon difficile à retenir, une visite chez des amis propriétaires d'un gros chien bondissant et lèchouillant, mettre la tête sous l'eau... Que ce soit avec l'aide et la patience de son papa, de son papy, de Julie ou de moi-même... elle a toujours fini par se lancer... et par se surpasser...
Là, je n'arrive pas à la canaliser. Elle se met dans un état de trouille excessif dès que le barbecue fonctionne, que le steack frissonne dans la poëlle, que j'allume une bougie à la citronnelle...
Tout ce qui a rapport avec le "feu" la panique... et rien n'y fait.
Cela a toujours été un fait établi. Mais j'avais réussi à la rendre confiante et nous n'avions plus à affronter sa venue dans la cuisine, affolée, prête à nous dire "Maman, t'es sûre que ce que tu prépares ne crâme pas??," ou "maman, tu restes dans la pièce où tu as allumé la bougie?"... elle avait compris que nous étions prévenants et que nous gérions les situations. Jusqu'au jour où elle n'a pas eu de bol, encore une fois.
Ce jour était celui de mon anniversaire, en mars dernier. Nous étions invités à déjeuner chez des amis proches, un dimanche midi. Des amis qui ont toujours su nous bichonner, et nous recevoir avec les petits plats dans les grands. Je tiens à dire que ce petit incident que je m'apprête à raconter n'a rien changé dans ma façon de penser. Ils sont adorables.
Ce jour-là, c'était fondue bourguignonne au menu. Le poëlon marchait à l'alcool à brûler et montrait des signes de fatigue, d'usure. Nous avions pris un apéritif, une entrée succulente à base de gésiers... les frites trônaient au milieu de la table... Il fallait juste faire trempette avec notre bout de boeuf, tranquillement...
J'étais assise à côté de Manon, à qui j'avais promis que tout se passerait bien, et que j'avais félicité pour son courage, loin des regards. Elle était pile poil en face du poêlon. Et elle était fière de mettre son pique toute seule... Je l'entends encore me dire tout doucement dans mon oreille, pour qu'on ne se moque pas d'elle "tu vois, maman, j'y arrive, et j'ai même pas peur de la petite flamme en dessous..." Je lui avais montré mon pouce levé sous la table en guise de contentement et de complicité. Rien qu'entre elle et moi. J'avais l'habitude d'entretenir avec elle des regards, des codes, des chuchottements sensés lui faire comprendre que j'étais pas loin et que de j'étais super fière d'elle, toujours. Manon pouvait ainsi évoluer ailleurs que chez elle en toute sérénité.
L'alcool à brûler à commencer par faire des éclaboussures. Manon n'a rien dit. La maîtresse de maison a vu et sans que l'on s'en aperçoive, elle est venue derrière Manon et moi, seul endroit accessible,et à empoigner le poëlon avec sa soucoupe et l'a passé par dessus nos têtes... Le feu a pris sur la nappe, faisant sursauter tout le monde. la maîtresse de maison a senti ses mains avoir plus que chaud et a vacillé un peu, déversant de l'alccol à brûler sur Manon. Fort heureusement, l'huile est tombée à côté et a fini par terre, lâchée au beau milieu de la cuisine. Manon avait les cheveux en feu, partiellement. Je me suis jetée sur elle, tout a été vite éteint, et c'est ma manche et mes cheveux à moi qui ont pris feu à leur tour. Mais je m'en fichais. Tout ce que je voulais voir, c'était Manon, partie rejoindre ses soeurs, en toute sécurité... je l'ai entendu crier "oh maman, maman? le feu!!!"... elle avait les yeux affolés...
Tout s'est bien terminé... le pire a été évité. Si l'huile chaude avait été déversée sur elle, cela aurait été catastrophique...
De ce jour, Manon garde un souvenir mitigé. Elle dit qu'elle avait peur du feu bien avant. C'est vrai, mais nous savions la calmer. Actuellement, elle ne se calme plus, elle questionne, suspecte, veut quitter le jardin si les brochettes cuisent... je lui dis "n'aies-pas peur, je suis là!"... Et elle me répond "tu avais dit ça aussi lors de la fondue, que tu étais là, et que je n'avais rien à craindre!"...
Elle a raison. Je ne peux plus me servir de cet argument. Il n'est plus valable.
Je dois être patiente. Et inventive. Le plus dur est de l'expliquer à ceux qui vivent son coup de panique en direct, chez nous ou chez eux, qui la regardent ébahis, et qui ne la comprennent pas.
Comme toujours.