vendredi 5 octobre 2007

Superstition

Hier soir j'ai revu "Million dollar baby", un film de Clint Eastwood, celui du fameux "Mo Cuishle !"... j'aime beaucoup cette histoire, qui pourtant au départ, ne me bottait pas sur le papier ... cet acteur n'a jamais fait partie de ma filmographie variée... Il est pourtant devenu l'un de mes réalisateurs préférés... Je me souviens d'une soirée frissonnante devant "la route de Madison", où j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps... hier soir encore, j'ai vidé ma boite de kleenex... placée près de moi sur le canapé comme une évidence ... un sentiment de réflexion sur la vie m'a accompagné jusque tard dans la soirée... mêlé à la joie de me dire que j'ai une vie formidable, une chance inouïe... et à la peine de constater que la vie peut être cruelle et injuste... tout le temps...
Je ne vais pas vous raconter le film, il faut le voir.... le point qui m'amène à ce billet est dans le personnage de Maggie (la merveilleuse Hilary Swank)... elle dit à la fin de l'histoire une phrase qui me touche et me fait peur "Quand je suis née, je pesais 1,300kgs... mon père disait que je me suis battue pour vivre... c'est en me battant que je partirai...".... Ce fut le moment le plus humide de la soirée pour ma fragile sensibilité... Je me suis mouchée comme une malade et j'ai touché de ma main superstitieuse le bois de mon escalier placé juste derrière mon canapé... réconfort personnel non fondé... maladif... rassurant...
Jean-Phi m'a regardé et m'a dit en souriant "pourquoi tu touches du bois??? qu'est-ce qui t'as fait peur encore???"... et là, je lui ai dit "je regarde la fin, je te dirai après..."...
Le jour où Manon est née, son 1,100kgs m'a paru squelettique et insurmontable... je me demandais si c'était possible de finir l'oeuvre de la nature... si l'Homme n'avait pas là une prétention médicale trop acharnée... je voulais qu'elle vive, par tous les moyens... maintenant qu'elle était là, devant moi, et qu'elle respirait de façon autonome, il était hors de question de me l'enlever... j'ai eu une pensée ignoble et stupide, qui flottait dans mon esprit... si-tu-devais-mourir-mon-bébé-c'était dans-mon-ventre-qu'il-fallait-le-faire-...maintenant-tu es-une-réalité-... tu-ne-peux-plus-me-fausser-compagnie.... tu-m'entends?-.... tu-DOIS-vivre!!!!!
Je réalise aujourd'hui l'absurde immaturité de mes états d'âme... l'impossible deuil à faire... qu'il soit in-utéro ou ex-utéro... le cheminement aurait été le même... souffre-t-on plus de la perte d'un enfant parce qu'on a vu son visage? Parce qu'on a eu un moment de courte vie avec lui???
Je croyais avoir la réponse à cette époque... je pense m'être trompée...
Manon a senti que je lui ordonnais de se battre, tout le temps... épée de Damoclès... supplication d'une maman qui ne peut pas se résoudre à autre chose que la Vie... qui savait qu'elle n'avait pas prévu cela dans son scénario de vie rêvée étant enfant... qui suppliait le destin de lui accorder un peu de répit... un tout petit peu...
Elle s'est battue... comme une grande... de toutes ses petites forces...
Les médecins qui venaient en néonat nous disaient sans cesse "ah, vous êtes les parents de Manon! Sacré petit bout de chou, elle est volontaire votre fille! C'est assez extraordinaire vous savez??? "... Non, nous n'en savions rien... mais nous ne voulions pas qu'elle baisse les bras, jamais... je lui répétais chaque soir avant de rentrer chez moi "A demain trésor... maman t'aime. Et tu n'oublies pas, tu respires comme une grande et tu prends tes dix grammes, d'accord?"....
C'était ma façon à moi de lui dire de ne pas faillir... même en mon absence... jamais...

Le film s'est terminé... le silence s'est installé dans la maison... Zoé a alors chouiné et a sangloté... un vilain cauchemar avait mis plein de frissons en elle... elle a pris notre main et s'est rendormie...
Je n'ai pas mis le nez dans mon bouquin pour trouver le sommeil... j'avais dit à mon homme que je lui dirais pourquoi j'avais touché mon bois réconfortant... j'ai éxécuté ma promesse...
En fait, je n'ai jamais pu me défaire de l'idée que Manon devait se battre... même une fois sortie de la néonat... j'ai toujours eu l'impression que si le ciel devait nous tomber sur la tête, ce serait sur la sienne en premier... comme si sa fragile naissance donnerait suite à une vie rattachée à un fil... comme si elle était vouée à une poisse irréversible... comme si j'avais donné la vie à une enfant qui était une marionnette dont je ne commandais pas les gestes...
Je n'ai pas ce ressenti avec Julie et Zoé... le sentiment normal de peur de les perdre est arrivé au moment même où elles ont poussé leur premier cri... mais je l'ai apprivoisé et dompté... pas avec Manon... ce sentiment est en moi... j'ai peur que tout soit pire pour elle que pour ses soeurs... peur que je sois impuissante face à ses soufrances comme je l'ai été durant les deux mois de néonat... peur qu'on me l'arrache encore... parce que cela aurait pu être fait à sa naissance...
Quand j'ai entendu cette phrase dans le film, je me suis mise à pleurer car je me suis dit "A quoi ça sert ma pauvre Maggie que tu te sois battue avec ton petit 1kg300 pour en arriver là aujourd'hui??? Doit-on toujours revenir à la case départ???"...
Je ne veux pas que Manon ait à se battre de nouveau pour vivre... jamais... j'ai touché du bois pour que cela n'arrive pas... pour me protéger de mon anxiété...
Je suis toujours très inquiète pour elle quand elle part en classe verte ou ailleurs... sans moi... comme si une petite voix en moi me disait "ah, enfin tu la lâches un peu... on va pouvoir faire ce qu'on veut!!!"
C'est ridicule... cette petite voix n'est que l'écho de ma propre peur... de mon incapacité à me débarrasser de la crainte de la perdre...
La prématurité ne donne t-elle pas aussi des séquelles psychologiques à la maman??? Vais-je un jour me réveiller en me disant "ca y est, tu es libre... ton métier de "bouclier spécial Manon" est terminé... prends ta retraite... elle est capable de s'en sortir..."...
J'attends ce jour... ce poids en moins...
Car je pense que cela la freine aussi dans ses élans, ses risques...
Quand Julie se jète sur un manège de la mort-qui-tue, je laisse faire... Mais si Manon court la rejoindre je m'entends dire "euh pas toi Manon, tu vas avoir la trouille!!!!"....
Si quelqu'un connait le remède du je lâche-la'bride-et-je-la-laisse-vivre-enfin je suis intéressée... il est temps que je me soigne, pour son bien, et pour le mien...